Par Peter Nkanga/Consultant du CPJ pour l’Afrique de l’Ouest
La presse malienne a subit un coup de griffe de trop.
Du coup d'état du 22 mars 2012 jusqu' à la fin de l'année dernière, le CPJ a documenté au moins 62 atteintes à la liberté de presse à travers le Mali. Depuis le début de la crise, les journalistes et les organes de presse sont devenus des cibles de choix d'attaques, de menaces, d'intimidation, d'arrestations arbitraires, de détentions, de censure et même, plus récemment, de tentative d'assassinat.
Dans une déclaration faite le 11 mars courant, des journalistes ont annoncé qu'ils entamaient une grève illimitée pour exiger la libération de Boukary Daou, directeur de publication du quotidien Le Républicain, qui est détenu depuis le 6 mars courant par la Sécurité d'État, l'agence de renseignement du Mali. M. Daou a été arrêté pour avoir publié une lettre ouverte écrite par un présumé officier de l'armée malienne nommé capitaine Touré et adressée au président par intérim du Mali, Dioncounda Traoré, dans laquelle l'auteur proteste contre un décret présidentiel de janvier dernier accordant au chef putschiste, le capitaine Amadou Sanogo, un salaire mensuel équivalent à la rondelette somme de 4 millions de francs CFA (soit 8.000 dollars américains) entre autres avantages. Dans cette lettre datant du 1er mars, l'auteur, qui prétend être un officier de l'armée malienne combattant dans la guerre dirigée par l'armée française dans la région septentrionale du Mali contre les militants d'Al-Qaïda, a averti que les combattants à la ligne de front déserteraient le champ de bataille dans deux semaines si le gouvernement ne retirait pas cette « récompense » offerte à Sanogo malgré son rôle dans le coup d'état qui a précipité la chute du pays dans le chaos.
En représailles directes, Sanogo a ordonné l'arrestation de M. Daou, selon des médias et des journalistes locaux qui affirment que le chef de la junte, qui a été récemment nommé comme président d'un comité de la réforme des forces de sécurité du Mali, dirige le pays dans l'ombre malgré le fait qu'il ait officiellement cédé le pouvoir à Dioncounda Traoré en avril 2012.
M. Daou est détenu sans accès à un avocat, ni à sa famille, et il aurait été bastonné et interrogé au sujet de la source de la lettre, selon des médias. Les enquêtes du CPJ montrent qu'au cours de l'année dernière, au moins 12 journalistes ont été détenus et interrogés par des agents de la Sécurité d'État pour avoir publié des articles jugés critiques à l'égard du gouvernement.
Selon l'Office de radiodiffusion télévision du Mali (ORTM), Dioncounda Traoré, lors d'une visite d'État au Sénégal, a déclaré aux journalistes que M. Daou avait incité l'armée malienne à déserter. Sous le prétexte de l'état d'urgence qui prévaut au Mali, le président Traoré a déclaré que le directeur de publication du Républicain resterait en détention pour avoir « outrepassé ses droits à la liberté de presse », a rapporté RFI. « Il a été arrêté afin que nous puissions en savoir davantage. Et il sera libéré si, et je dis bien si, il n'y a rien d'autre que ce qui était écrit, » a expliqué M. Traoré.
Les médias privés rejettent la position du gouvernement. Suite à des démarches infructueuses pour obtenir la libération de M. Daou, les organes de presse basés à Bamako, la capitale, ont lancé le 12 mars dernier un boycott médiatique sans précédent, selon des médias. Les stations de radio ont refusé d'émettre, tandis que les journaux étaient absents des kiosques. Dès le deuxième jour, les organes de presse de tout le pays ont suivi le mot d'ordre, selon Daouda Mariko, président de l'Union des radios et télévisions libres (URTL) du Mali.
« Nous avons un soutien total de tous. Tous les journaux du Mali observent désormais la grève. Et la grève est suivie à 98 pour cent dans toutes les stations de radio du pays », a déclaré M. Mariko.
Les citoyens maliens restent coincés dans l'impasse entre le gouvernement et la presse. Seul le quotidien d'État malien L'Essor et l'ORTM sont en pleine activité - offrant ainsi un choix limité à une population générale avide d'actualité et d'information équilibrée dans un pays marqué par la guerre et le chaos politique. En toute justice, les médias d'État dans le respect des contraintes qui leurs sont imposées ont fait des reportages sur l'effet paralysant de la grève, en mettant l'accent sur la façon dont des citoyens de plus en plus exaspérés en viennent à réaliser l'effet de l'absence de journaux dans les kiosques.
Même après la libération de M. Daou, les journalistes ont l'intention de maintenir un boycott médiatique sur les institutions gouvernementales, pour contraindre le gouvernement à entamer un dialogue direct avec les médias en vue d'éviter les attaques récurrentes contre les journalistes et les organes de presse.
La décision de faire grève est coûteuse. Mais au final, elle vise à défendre le journalisme et la liberté de la presse au Mali, a déclaré Assane Koné, rédacteur en chef du Républicain. « Certes, nous perdons beaucoup de recettes car le journalisme est notre gagne-pain. Mais nous sommes déterminés à poursuivre la grève, car il y va de la survie de notre profession », a martelé M. Koné.
Peter Nkanga, journaliste d'investigation bilingue indépendant basé à Abuja, au Nigeria, est consultant du CPJ pour l'Afrique de l'Ouest. Il est finaliste du Prix CNN Multichoice African Journalist pour l'année 2012 et co-récipiendaire du Prix du meilleur journaliste d'investigation africain de l'année délivré par le Forum des journalistes d'investigation africains (FAIR) pour son travail sur les pratiques de corruption au ministère nigérian du pétrole. Peter est spécialisé dans les enquêtes sur les droits humains et le plaidoyer.