Lorsque Carlos Ketohou a fui le Togo au début de l’année 2021, il a laissé derrière lui sa maison, sa famille et son téléphone portable que les gendarmes ont saisi lorsqu’ils l’ont arrêté et détenu suite à un rapport publié par son journal, L’Indépendant Express. En juillet, il a appris que le numéro de téléphone associé à l’appareil qu’ils ont saisi a peut-être été la cible d’une surveillance plusieurs années avant son arrestation.
La révélation est intervenue via le Projet Pegasus, une enquête journalistique collaborative internationale détaillant comment des milliers de numéros de téléphone ayant fuité, dont beaucoup appartenaient à des journalistes, auraient été sélectionnés pour être la cible d’une surveillance potentielle par des clients de la société israélienne NSO Group. Outre Ketohou, le journaliste togolais Ferdinand Ayité, directeur du journal L’Alternative, figurait également sur la liste du projet Pegasus, selon Forbidden Stories, l’un des partenaires du projet. Un troisième journaliste togolais, le journaliste indépendant Luc Abaki, a également été choisi comme cible potentielle du logiciel espion, selon un représentant d’Amnesty International, un autre partenaire du projet, qui a confirmé le listage de son numéro à Abaki puis au CPJ.
L’utilisation du logiciel espion Pegasus de NSO Group sur les téléphones de ces journalistes n’a pas été confirmée et le NSO Group a nié tout lien avec la liste. Mais les trois journalistes ont déclaré au CPJ au cours de plusieurs entretiens menés par e-mail, téléphone et application de messagerie que le fait d’apprendre qu’ils étaient des cibles potentielles de surveillance avait renforcé leur sentiment d’insécurité, alors même qu’ils continuent à exercer leur profession.
« J’ai passé des nuits de cauchemars à penser à toutes mes activités sur le téléphone. Ma vie privés, mes problèmes personnels étaient entre les mains de personnes étrangères. », a déclaré Ketohou. « Ça fait peur. Et c’est une torture pour moi. »
L’utilisation potentielle du logiciel espion Pegasus pour surveiller les journalistes au Togo s’ajoute à une liste déjà longue de préoccupations concernant la liberté de la presse dans le pays. Au cours des dernières années, des journalistes togolais ont été arrêtés et agressés, leurs journaux ont été suspendus suite à une couverture médiatique critique et ils ont eu beaucoup de mal à travailler en raison d’interruptions de l’accès à internet et aux applications de messagerie, comme l’a documenté le CPJ.
La société NSO Group a déclaré qu’elle vendait uniquement son logiciel espion, qui permet à l’utilisateur de surveiller secrètement le téléphone d’une cible, aux gouvernements qui l’utilisent pour mener des enquêtes sur la criminalité et le terrorisme. Pourtant, Pegasus a été utilisé à plusieurs reprises pour cibler des membres de la société civile dans le monde entier, y compris le clergé togolais en 2019, selon Citizen Lab, un groupe de recherche basé à l’Université de Toronto qui enquête sur les logiciels espions. Plus de 300 numéros togolais figuraient sur la liste des cibles potentielles du Projet Pegasus, selon Le Monde, un autre partenaire du projet.
« J’ai eu très peur », a déclaré Ketohou au CPJ après avoir été informé par Forbidden Stories que son numéro figurait sur la liste en 2017 et 2018 et que cela avait renforcé sa décision de partir en exil, où il a lancé un nouveau site d’information, L’Express International, après que le régulateur des médias du Togo a interdit la publication de L’Indépendant Express au début 2021, comme l’a documenté le CPJ. Il a demandé au CPJ de ne pas divulguer son emplacement pour des raisons de sécurité.
Ketohou a déclaré au CPJ qu’il ne pouvait pas nommer avec précision l’article qui aurait pu déclencher une surveillance potentielle, mais qu’au moment où son téléphone a été sélectionné, son journal couvrait les protestations à l’échelle nationale — qui ont commencé en 2017 — contre le régime du président Faure Gnassingbé. À l ’époque, son poste de président du Patronat de la Presse Togolaise, une association locale de propriétaires de médias, et de membre de la Ligue togolaise pour les droits de l’Homme (LTDH) pourrait avoir suscité un intérêt de faire surveiller son téléphone, a ajouté Ketohou.
Le directeur de L’Alternative, Ayité, a déclaré au CPJ qu’il ne savait pas exactement ce qui avait amené son numéro de téléphone à être choisi en 2018, comme l’en a informé Forbidden Stories, mais que cette année-là son journal avait publié ce qu’il a qualifié de rapports « sensibles » sur la crise politique entourant les manifestations et les efforts de médiation des pays voisins.
Selon lui, le fait que son numéro ait été choisi pour être la cible d’une surveillance potentielle coïncide avec les tentatives d’intimidation des autorités togolaises à son égard et à celui de L’Alternative.
En février, le CPJ a documenté la manière dont l’instance de régulation des médias du Togo a, pour la deuxième fois en moins d’un an, suspendu L’Alternative ; Ayité a déclaré au CPJ fin juillet que la suspension avait pris fin en juin. Dans un autre incident, en novembre 2020, un tribunal local a ordonné à Ayité et à L’Alternative de verser chacun 2 millions de francs CFA (3 703 US$) de dommages-intérêts à un fonctionnaire togolais qui s’était plaint que leurs articles sur ses détournements de fonds présumés violaient le code de la presse du pays ; Ayité a déclaré au CPJ qu’il avait fait appel de l’ordonnance du tribunal et que la prochaine audience devait avoir lieu le 10 octobre.
Contrairement aux deux autres journalistes, Abaki a déclaré qu’il s’était momentanément retiré du journalisme en 2018, année où il figurait sur la liste des cibles potentielles, selon le représentant d’Amnesty International.
Mais le métier d’Abaki, qui est journaliste indépendant depuis l’année dernière, a également été entravé par les autorités. En 2017, l’instance de régulation des médias du Togo a fermé La Chaîne du Futur et City FM, les stations de télévision et de radio qu’il dirigeait à l’époque, soi-disant pour des raisons liées à des problèmes administratifs, selon le site Web du gouvernement togolais. Abaki a cependant déclaré au CPJ que la fermeture était une volonté de représailles politiques à l’encontre d’un politicien local propriétaire de la station.
Les questions du CPJ envoyées à la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication du Togo via la page de contact de son site Web et par message texte à son président, Willybrond Télou Pitalounani, sont restées sans réponse.
Abaki a déclaré que sa présence sur la liste de surveillance était « extrêmement traumatisant », et d’ajouter « il n’y a pas de vie privée ».
« Je me suis dit que j’aurai pu mourir, puisque les autres journalistes des autres pays ciblés ont été assassinés », a déclaré Ketohou au CPJ.
Selon The Guardian, au moment où le chroniqueur saoudien du Washington Post Jamal Khashoggi a été assassiné en 2018, les téléphones appartenant à ses associés et à des membres de sa famille, y compris sa femme et sa fiancée, ont été ciblés à l’aide du logiciel espion Pegasus. Par ailleurs, toujours selon The Guardian, le journaliste indépendant mexicain Cecilio Pineda Birto avait été choisi pour être surveillé à l’aide du logiciel espion un mois avant son assassinat en 2017. Le CPJ a constaté que les attaques de logiciels espions se produisent souvent en même temps que d’autres violations de la liberté de la presse.
« Il y a un impact psychologique énorme lié au fait de savoir que quelqu’un dans ce pays prend le contrôle de votre téléphone, viole votre intimité, viole votre vie privée », a déclaré Ayité au CPJ, ajoutant que ses préoccupations plus générales en matière de sécurité et de vie privée l’avaient déjà amené à limiter ses relations amoureuses et autres relations personnelles. « Je serai encore plus prudent et vigilant car on ne sait jamais d’où viendra le coup fatal. Je suis un journaliste en sursis. »
Les appels du CPJ à Akodah Ayewouadan, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement du Togo, sont restés sans réponse. En juillet, le président Gnassingbé a déclaré « ne peux pas vous le confirmer » l’utilisation du logiciel espion Pegasus pour cibler ses opposants politiques, selon Le Monde. « Chaque Etat souverain s’organise pour faire face à ce qui le menace avec les moyens dont il dispose », a-t-il déclaré.
Dans un courriel adressé au CPJ, NSO Group a annoncé que « NSO mènera une enquête approfondie sur toute preuve crédible d’utilisation abusive de ses technologies » et « désactivera le système au besoin ». NSO n’a pas répondu directement aux questions du CPJ sur les répercussions de la vente et de l’utilisation de sa technologie sur la santé mentale.
Pendant ce temps, Ketohou s’est engagé à poursuivre son travail journalistique. « J’ai renforcé la sécurité autour de moi, de mes activités sur le net, de mon travail », a-t-il déclaré. Mais l’expérience, a-t-il ajouté, « ne m’a point découragé ou intimidé dans mon travail de journaliste ou de défenseur des droits de l’homme ».