Par Joel Simon et Samantha Libby
Le meurtre du journaliste James Foley, le 19 août 2104, a été annoncé non pas dans les médias, mais sur Twitter. Les organes de presse se sont vus confrontés aux questions déchirantes de savoir comment parler de l’assassinat et quelles parties de la vidéo montrer. Si un groupe ou un individu commet un acte de violence et qu’il le filme, comment les organes de presse traditionnels peuvent-ils couvrir cet acte sans en amplifier l’aspect propagandiste ?
Les journalistes qui s’étaient rués vers la Syrie lorsque les premiers conflits y ont éclaté en 2011 n’avaient pas eu à se débattre si souvent – ni si publiquement – avec ces questions. La guerre était couverte tant par des correspondants de guerre chevronnés que par des journalistes citoyens locaux et les reportages se concentraient principalement sur la violence et ses effets dévastateurs sur la population civile.
Dès l’automne 2013, cependant, le paysage de la communication des informations en Syrie avait subi un changement dramatique. Soixante-deux journalistes avaient été tués, et d’autres étaient victimes d’enlèvements au rythme d’un par semaine. Des groupes rebelles qui avaient commencé par accueillir les journalistes les prenaient désormais pour cible.
Quant à l’Associated Press, qui avait régulièrement envoyé des journalistes collaborateurs ainsi que des pigistes en Syrie, la montée des risques l’a obligée à réajuster le tir. « Partir à la guerre n’a rien de nouveau pour nous », a dit le vice-président et directeur de la photographie de l’AP, Santiago Lyon. « Ce qui a changé la donne pour nous c’est l’enlèvement contre rançon. »
Ne pouvant envoyer ses propres journalistes sur le terrain, l’AP comptait sur des « contenus générés par les utilisateurs », notamment des photos fournies by des militants et des citoyens locaux ou provenant des médias sociaux. Cette démarche a posé le défi de s’assurer de la véracité et de contrer les préjugés, mais, comme l’a noté Lyon, « un aperçu, quel qu’il soit, vaut mieux que rien ». Le résultat a été un équilibre délicat entre des documents citoyens non professionnels et des reportages soigneusement examinés.
La montée de l’État islamique, EILL selon l’acronyme français (aussi connu sous ses acronymes ISIS en anglais et Da’ech en arabe), a brisé cet équilibre. Au fur et à mesure de la croissance de l’EILL en tant que force rebelle dominante en Syrie, l’organisation a supprimé toute source d’information indépendante dans les régions sous son contrôle tout en diffusant par le biais de ses propres canaux des vidéos horribles montrant l’exécution de prisonniers, de civils et de forces ennemies. Ces vidéos ont pour but à la fois de semer la terreur et de recruter des adeptes.
Même avant la décapitation des pigistes Foley et Steven Sotloff, Lyon avait eu du mal à savoir comment s’y prendre pour écrire sur les vidéos de l’EILL. Les vidéos montraient souvent des événements clairement dignes d’intérêt, tels que la prétendue exécution, selon l’EILL, de plus de 1 700 soldats chiites près de Tikrit. Lyon a décidé de distribuer des captures d’écran et des clips vidéo à des clients de l’AP, en omettant les détails les plus choquants.
« C’est pour une raison qu’ils émettent tout cela », a dit Lyon. « Le défi consiste pour nous à montrer la réalité sans succomber à la propagande ».
Lyon a évidemment compris que, par le biais des médias sociaux et Internet, les vidéos de l’EILL atteindraient un public de masse, peu importent les délibérations prudentes de l’AP ou d’autres organes de presse. Il savait que la stratégie de l’EILL consistait à contourner les organes de presse établis et à atteindre directement le public visé. Après tout, les combattants de l’EILL n’accordent pas d’interview. Ils s’adressent directement à la caméra.
Malgré l’attention et la condamnation internationales suscitées par les vidéos de l’EILL, la documentation de la violence par ceux-là même qui commettent les actes n’est pas nouvelle. Depuis les Nazis jusqu’aux Khmers rouges, des États bureaucratiques ont systématiquement documenté leurs propres abus graves, y compris le génocide. Voire, de nombreux mécanismes modernes des droits de l’homme ont été construits sur l’indignation évoquée par ces images. Le gouvernement de Moubarak en Égypte et le gouvernement d’Assad en Syrie comptent parmi les nombreux régimes qui ont documenté les séances de torture infligées sur leurs ordres. Des soldats – y compris du personnel militaire américain qui a filmé la torture et l’humiliation à Abou Ghraïb – ont documenté leurs actions sur le théâtre de la guerre.
Mais aucune de ces images n’était destinée au public et les journalistes qui les ont diffusées ne faisaient que remplir leur rôle professionnel en exposant des abus cachés. Cette dynamique présentée par une nouvelle génération d’images que l’on pourrait appeler des vidéos prises par des auteurs d’actes violents (« perpetrator videos ») est très différente, car il n’y a pas moyen d’évoquer ces vidéos sans faire avancer, ne fût-ce qu’un peu, les intérêts des auteurs de ces actes. Le paradoxe que recèle la couverture de ce type d’images est toujours le même, qu’il s’agisse des vidéos produites par l’EILL en Syrie, les cartels mexicains de la drogue, ou de celles d’autres acteurs non étatiques, tels que Boko Haram au Nigeria. Ces organisations ne font pas que produire des vidéos ; elles font office de médias concurrents.
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La stratégie médiatique de l’État islamique ne s’est pas développée dans un vide. Elle a été adaptée des stratégies employées par d’autres groupes islamistes, notamment Al-Qaïda en Irak (AQI), d’où est issu l’État islamique.
Avant les attaques terroristes du 11 septembre 2001 sur les villes de New York et de Washington, Al-Qaïda suivait une approche assez conventionnelle en matière de relations avec les médias. Comme l’avaient fait historiquement de nombreux groupes criminels, politiques et rebelles, Al-Qaïda dépendait des médias internationaux pour transmettre son message au monde. Oussama ben Laden lui-même a accueilli des conférences de presse auxquelles assistaient des journalistes occidentaux et il a donné des interviews exclusives à Peter Arnett de CNN et à John Miller d’ABC News. Il a profité de son interview avec Arnett de 1997 pour publier sa déclaration de jihad contre les États-Unis. Interrogé sur ses projets d’avenir, ben Laden a dit : « Vous les verrez et en entendrez parler dans les médias, si Dieu le veut ».
Les journalistes se sentaient en sécurité en réalisant ces interviews parce que les militants avaient besoin des médias pour diffuser leur message. Peter Bergen, qui a participé en tant que producteur à l’interview avec Arnett a noté qu’ « une fois admis dans l’intimité de ben Laden, on ne se sentait jamais menacé ».
Mais les rapports d’Al-Qaïda avec les médias internationaux ont changé radicalement après l’enlèvement et l’assassinat en janvier 2002 du journaliste du Wall Street Journal Daniel Pearl. Cette décapitation n’a pas été un événement médiatique orchestré comme l’ont été les meurtres perpétrés par l’EILL. Au contraire, ben Laden a reproché à son chef des opérations, Khalid Sheikh Mohammed, qui a effectué l’exécution de Pearl, d’avoir « attiré une attention inutile sur le réseau », selon un rapport publié par The Pearl Project, une enquête effectuée par des étudiants de l’université de Georgetown.
En 2003, un Jordanien répondant au nom d’Abou Moussab al-Zarqawi, formé dans les camps d’Al-Qaïda en Afghanistan, a assumé la direction de l’AQI. Bien que Zarqawi ait prêté allégeance à ben Laden, le chef d’Al-Qaïda le trouvait difficile à contrôler. La brutalité de Zarqawi lui a valu une réprimande de la part du commandement central d’Al-Qaïda, lequel soutenait que, comme dans le cas de l’exécution de Pearl, la violence excessive aliène non seulement la population locale mais aussi les éventuels partisans internationaux.
Zarqawi ne s’est pas laissé démonter. Non seulement les meurtres ont continué, mais Zarqawi est devenu tristement célèbre pour avoir utilisé les médias afin de faire connaître sa violence. Il est soupçonné d’avoir effectué personnellement plusieurs décapitations enregistrées sur vidéo, et sa contribution durable à l’iconographie du genre « snuff movie » jihadi était de vêtir ses victimes de combinaisons orange, référence aux uniformes portés par les prisonniers détenus à la base navale de Guantánamo Bay (Cuba). Les otages américains et britanniques tués plus tard dans les vidéos de l’EILL étaient forcés de s’habiller de la même façon.
Zarqawi a mis en place une opération médiatique compartimentée en Irak pour diffuser ces vidéos de décapitations, que J.M. Berger, rédacteur d’ INTELWIRE.com et auteur de Jihad Joe: Americans Who Go to War in the Name of Islam (Jihad Joe : les Américains qui partent faire la guerre au nom de l’Islam),a appelé « un précurseur grossier et macabre des vidéos de l’EI ». Avant l’époque de YouTube, Facebook et Twitter, ce type de vidéo était beaucoup moins accessible et n’existait que sur les sites Web et sur les forums de discussion. Les vidéos étaient aussi envoyées hors du pays d’origine à des maisons de production sous contrôle jihadi qui les transformaient en mini-documentaires et les expédiaient ensuite à des sites Web favorablement disposés. Ben Laden lui-même continuait à compter sur les messages vidéo et audio envoyés à Al-Jazeera pour atteindre un public de masse dans le monde arabe. Même lorsque les « médias jihadistes » proliféraient, la dépendance d’Al-Qaïda vis-à-vis des médias traditionnels pour amplifier son message signifiait que la violence explicite était souvent contenue.
La mort d’al-Zarqawi dans une frappe aérienne américaine en juin 2006 a accéléré une transition au sein de l’AQI, qui a été absorbé dans une coalition de groupes d’insurgés surnommé l’État islamique en Irak (EII). Les conflits civils dans la Syrie voisine qui ont éclaté quatre ans plus tard ont fourni à l’EII l’occasion idéale pour s’étendre et recruter.
Un ancien détenu des États-Unis et commandant de niveau intermédiaire dans l’AQI, Abou Bakr al-Baghdadi, allait s’imposer comme le chef de cette force reconstituée, qu’il a rebaptisée l’État islamique en Irak et en Syrie (Al-Shams, c’est-à-dire le Levant), ou l’EILL. Lorsqu’Al-Qaïda s’est encore plaint des tactiques brutales de l’EILL, craignant qu’elles aient le même effet aliénant qu’avait eu l’AQI en Irak, al-Baghdadi a défié le groupe affilié à Al-Qaïda en Syrie, Jabhat al-Nusra, émergeant ainsi comme la force militaire dominante de la région.
En février 2014, Al-Qaïda a dénoncé l’EILL comme étant trop violent et a dénié toute alliance avec lui. L’ancien adjoint et successeur de ben Laden, Ayman al-Zawahiri, qui avait reconnu le rôle puissant des médias en disant : « Nous sommes en guerre, et plus de la moitié de la bataille se joue sur le champ de bataille des médias », s’est élevé vivement contre les vidéos de l’EILL. L’EILL, a-t-il dit dans une déclaration, « n’est pas une antenne d’Al-Qaïda, n’a aucun lien avec lui, et le groupe n’est pas responsable de ses actes ».
Les dirigeants de l’EILL se sont montrés intraitables et ont continué non seulement à commettre des actes d’une brutalité extraordinaire mais à les documenter. « Ils ne contestent pas cette caractérisation de leurs actes ; à certains égards, ils s’en vantent », a expliqué Berger. « Ils s’occupent davantage de promouvoir leur propre image que de nier leurs actions ». Les vidéos répondaient à des buts stratégiques en terrorisant l’ennemi, en créant une patine d’invincibilité et en contribuant au recrutement de combattants étrangers. Abou Bakr al-Janabi, porte-parole de l’EILL, a dit à VICE : « Les médias sociaux sont utiles pour la construction d’un réseau et pour le recrutement. Les combattants parlent de leur expérience de combat et encouragent les gens à se soulever, et les sympathisants défendent et traduisent les déclarations de l’EILL ».
Richard Barrett, ancien chef du contre-terrorisme des services du renseignement britanniques MI6, a noté que l’avancée rapide de l’EILL à travers le nord de l’Irak et de la Syrie a permis au groupe militant de dépasser la production médiatique relativement faible d’Al-Qaïda. « Depuis au moins dix ans, [Zawahiri] se terre dans la région frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan et ne fait guère plus que d’émettre quelques déclarations et vidéos », a-t-il dit à l’Agence France-Presse. « En revanche, Baghdadi a fait énormément – il a pris des villes, il a mobilisé des masses de gens, il tue impitoyablement partout en Irak et en Syrie ».
L’EILL a emprunté des stratégies aux médias sociaux pour promouvoir ses avancées et faire connaître son caractère impitoyable. Il a en effet manipulé le hashtag et le partage des métriques de Twitter pour distribuer des vidéos bien ficelées au plus large public possible, selon Profiling the Islamic State, rapport rédigé par Charles Lister et émis par le Brookings Doha Center. L’EILL a lancé sa propre application Android ; a appropriés des hashtags twitter populaires, y compris ceux employés lors de la Coupe du monde de football de 2014 ; et a élaboré un réseau décentralisé d’activistes des médias sociaux partout dans le monde afin de promouvoir ses contenus.
La dépendance d’EILL vis-à-vis des médias sociaux transparaît dans sa réaction à une tentative faite en août 2014 pour supprimer tout compte Twitter lié à l’organisation, opération qui aurait été effectuée par le gouvernement des États-Unis en collaboration avec Twitter. Ce qui avait été un réseau de comptes officiels aussi vaste que vivace avec des dizaines de milliers d’adeptes a été décimé.
Le démantèlement a été dévastateur, a reconnu Abdulrahman al-Hamid, un partisan d’EILL qui compte 4 000 followers sur Twitter. Al-Hamid a tweeté le 14 septembre 2014 : « Nous avons beaucoup parlé de la suppression des comptes ainsi que des moyens de demeurer fidèles et d’exhorter les gens à continuer si leur compte a été supprimé ou suspendu… Force est de constater que c’est un désastre et que nous devons faire preuve de patience ».
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L’État islamique n’est pas le seul groupe contemporain qui produise des vidéos prises par des auteurs de violences (perpetrator videos). D’autres acteurs non étatiques comme Boko Haram sont passés par YouTube pour communiquer avec le monde. Des organisations criminelles au Mexique se livrent à cette pratique depuis presqu’une décennie.
« Le Mexique a été un précurseur dans l’exploitation de YouTube et des médias sociaux pour diffuser des vidéos horrifiantes », selon Rosental Calmon Alves, expert des médias latino-américains et professeur à l’université du Texas à Austin. « Les cartels mexicains étaient largement en avance sur l’EILL dans l’emploi d’images macabres ».
Les cartels ont démontré leur intention d’utiliser des images explicites pour communiquer un message – message d’une ironie souvent sinistre. La tête décapitée d’un journaliste en ligne tué en 2011 dans la ville frontalière de Nuevo Laredo a été placée, affublée d’écouteurs, à côté d’un clavier. Trois ans plus tard, des trafiquants qui avaient capturé une activiste des médias sociaux ont utilisé son propre fil Twitter pour annoncer son meurtre. Le 16 octobre 2014 ils ont affiché le message suivant :
# reynosafollow AMIS ET FAMILLE, MON VRAI NOM EST MARÍA DEL ROSARIO FUENTES RUBIO. JE SUIS MÉDECIN. AUJOURD’HUI MA VIE S’EST TERMINÉE.
Deux photos suivaient. La première montrait Rubio vivante, regardant fixement l’objectif. La seconde la montrait écroulée sur le sol, morte d’une blessure de balle au visage.
Les médias sociaux ont fourni aux cartels mexicains un moyen pour diffuser des témoignages visuels des pratiques terrorisantes qu’ils employaient déjà. Ceux-ci montraient entre autres des corps mutilés placés dans des lieux publics, des « narco-banderoles » menaçantes accrochées aux ponts et aux bâtiments et, dans un incident tristement célèbre, des têtes décapitées roulant sur le sol d’une discothèque. Ces actes ont servi de messages publics, adressés tant à la communauté qu’aux cartels rivaux. Auparavant, les gangs essayaient de gérer la couverture médiatique de leurs activités en intimidant les organes de presse et les journalistes.
Plus tard, au fur et à mesure que les médias sociaux s’intégraient dans les médias grand public, les cartels mexicains, comme l’EILL, ont changé de stratégie. N’étant plus limités à la place publique, les cartels utilisaient désormais les médias sociaux pour toucher un public beaucoup plus large. Un grand nombre des vidéos sur YouTube se caractérisent par un format standard : un membre capturé d’un cartel rival est forcé de répondre à des questions posées par une voix off. Un message ou « confession » est extorqué. Ensuite, la victime est exécutée, parfois de façon spectaculaire. Une vidéo a même montré une décapitation à la tronçonneuse.
Les cartels ont commencé à exercer une pression sur les journalistes pour les obliger à faire des reportages plus agressifs sur ces vidéos. Les agences de presse mexicaines étaient confrontées aux mêmes questions qui tourmentaient les organes de presse internationaux en couvrant les vidéos de l’État islamique, notamment de savoir comment rapporter l’actualité sans faire avancer la propagande des cartels.
En 2011, la majorité des principaux organes de presse au Mexique ont convenu de lignes directrices collectives pour couvrir les organisations de trafiquants. L’accord en dix points, signé par 50 hauts dirigeants, exhortait les médias à rejeter la violence des cartels de la drogue, à la couvrir de manière modérée, et à s’abstenir de présenter les chefs des cartels comme « victimes ou héros ». L’accord a été salué par les hauts fonctionnaires, mais plusieurs organes de presse importants ont refusé de signer, en dénonçant le pacte comme une forme d’autocensure qui limiterait la couverture d’un aspect essentiel de l’actualité. La couverture médiatique à sensation a été atténuée mais n’a guère disparu. Comme l’a noté Alves, les vidéos fournissent « des récits visuels dramatiques que les organes de presse trouvent difficilement résistibles ».
« Nous n’avons pas adhéré à ce pacte car nous avons une vision différente du journalisme et des moyens de couvrir certains aspects de la violence », a dit Ismael Bojórquez, rédacteur de Ríodoce, journal basé à Culiacán (État de Sinaloa). « Dans le Sinaloa, la guerre des soi-disant narco-banderoles a continué et, de façon générale, nous l’avons couverte. Nous n’avons pas le sentiment d’avoir été utilisés par les narcotrafiquants. Il s’agit de faits, et beaucoup d’entre eux ont une valeur journalistique. C’est une époque qui demande une couverture plus large et profonde, non pas un recul ».
Les cartels n’ont pas tardé à trouver un autre canal, à savoir un site Web très populaire dénommé Blog del Narco. Fustigeant la presse grand public pour avoir pratiqué l’autocensure, le site s’est efforcé de publier tout, sans prendre parti – mais rien qu’en accueillant les vidéos, il a permis à un public plus large de voir l’œuvre violente des cartels.
Au Nigeria, aussi, un jeu du chat et de la souris se déroulait, au milieu d’efforts maladroits de la part des autorités pour limiter la diffusion de vidéos produites par Boko Haram, ce qui faisait courir un plus grand risque aux journalistes. Il est ironique que Boko Haram ait acquis une réputation internationale grâce à une campagne hashtag Twitter réussie focalisée sur l’enlèvement de masse visant des lycéennes par le groupe militant islamiste. La campagne #BringBackOurGirls (Ramenez-nous nos filles) a attiré une attention mondiale sur la violence et les troubles qui sévissent depuis longtemps dans le nord du Nigeria et a mis Boko Haram sous le feu des projecteurs. Toutefois, à la fin de 2014, 219 lycéennes sur les 276 capturées restaient toujours prisonnières du groupe, les autres ayant réussi à s’évader. Vers la fin de 2014, Boko Haram a diffusé des vidéos de Boko Haram se moquant de prétendues négociations de la part du gouvernement pour libérer les filles et déclarant que celles-ci avaient été mariées de force à des combattants islamistes.
Des partisans de Boko Haram ont également utilisé le hashtag #BringBackOurGirls pour diffuser des messages par le biais de YouTube comme mesure de rétorsion. En juillet 2014, l’AFP a distribué une vidéo montrant le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, qui riait et dansait en chantant : « Vous passez votre temps à dire partout ‘Ramenez-nous nos filles’ ». Puis il ajoute : « Ramenez-nous notre armée ». L’EILL a émis une déclaration moqueuse du même ordre en modifiant le plaidoyer de Michelle Obama pour la libération des filles : « Ramenez-nous notre Humvee ».
Le journaliste nigérian Ahmad Sakida a dit que Boko Haram se sert des médias sociaux et de vidéos distribuées à des journalistes individuels pour transmettre ses messages au public. Sakida a grandi à Maiduguri, dans l’État de Borno, région qu’il appelle « le vortex des activités de Boko Haram ». Boko Haram faisait confiance à Sakida pour la transmission de l’information, et pendant plusieurs années Sakida a servi de principal lien entre l’organisation et les médias. On lui envoyait régulièrement des vidéos qui documentaient les actions et les exigences du groupe. Sakida affichait les vidéos sur le site Web de son journal et les partageait régulièrement avec des concurrents. Les vidéos faisaient systématiquement les manchettes, et elles contredisaient souvent les comptes-rendus du gouvernement sur d’importants attentats à la bombe, tels que l’attaque sur le siège des Nations Unies à Abuja en 2011.
« Les autorités veulent que l’on tienne un seul discours en matière de terrorisme », a noté Sakida. Au bout du compte, les journalistes nigérians subissaient une telle pression de la part des autorités qu’ils ont fini par refuser de rapporter les activités de Boko Haram. Cela a suscité, à son tour, la colère des militants qui, dépendants des médias pour diffuser leur message, ont commencé à lancer des attaques physiques sur des organes de presse, telles que l’attentat à la bombe contre les deux bureaux de ThisDay revendiqué par Boko Haram. Sakida, qui a été forcé de quitter le Nigeria sous la pression du gouvernement, vit désormais en exil aux Émirats arabes unis.
En définitive, son manque d’accès aux médias nigérians n’a pas arrêté le flux de l’information émanant de Boko Haram. Il télécharge régulièrement ses messages vidéo directement sur YouTube, où il reçoit des centaines de visionnements. En raison de la pression exercée sur les médias nigérians, dit Sakida, il distribue désormais ses vidéos à l’AFP. Une vidéo publiée pour la première fois en octobre 2014 par l’AFP dément l’allégation que le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, avait été tué et contient des images violentes explicites, notamment la lapidation de prétendus adultères, l’amputation de la main d’un prétendu voleur et la décapitation apparemment authentique d’un pilote de l’armée de l’air nigériane capturé.
Les vidéos explicites distribuées par les cartels mexicains et Boko Haram ont été utilisées au Mexique et au Nigeria pour saper les affirmations des gouvernements sur les bons progrès prétendument réalisés pour contenir la violence et protéger les citoyens. Les vidéos veulent souligner l’impuissance et l’incompétence gouvernementales dans d’importantes régions de chacun de ces pays. Les militants ont donc un réel intérêt à s’assurer une couverture médiatique, tandis que les gouvernements s’emploient à la supprimer. Les journalistes des deux pays sont pris entre deux feux.
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« L’avancée d’une armée était signalée autrefois par des tambours de guerre. Aujourd’hui elle se traduit par des nuées de tweets, » écrit Berger dans The Atlantic.
Lorsque les conflits ont éclaté pour la première fois en Syrie, une grande partie du débat politique international était focalisée sur les moyens d’alléger les souffrances des civils et d’affronter la violence sans relâche du régime Assad. Aujourd’hui le débat est axé sur le problème de savoir comment contenir l’État islamique et préserver la stabilité régionale. Cela tient au changement de caractère des conflits mais s’explique aussi par la manière dont les conflits sont perçus et par l’efficacité du système de messagerie employé par l’EILL. Comme l’a noté Santiago Lyon de l’AP, les images originales émanant de la Syrie présentaient la perspective des victimes. Aujourd’hui beaucoup des images montrent les conflits de la perspective des auteurs des violences.
Bien que l’EILL, Boko Haram et les cartels mexicains aient des stratégies et des objectifs divergents, ils sont tous des acteurs non étatiques dotés de systèmes médiatiques très sophistiqués qui profitent au maximum des médias sociaux pour faire passer leur message. Il est vrai que des États ont parfois documenté des atrocités commises par eux-mêmes, mais leurs documents se destinaient à la bureaucratie interne. Par contraste, ces acteurs non étatiques cherchent à exploiter les structures médiatiques existantes pour élargir le public visé par leurs actes violents. Dans un paysage médiatique en pleine évolution, où le journalisme traditionnel intègre de plus en plus les médias sociaux, les vidéos prises par des auteurs de violences ont l’opportunité de devenir l’actualité. Il existe à l’heure actuelle un accès quasi instantané aux atrocités qui sont perpétrées dans le monde entier.
La tendance ne se limite pas aux groupes militants organisés. Dans cet écosystème médiatique, l’auteur d’actes violents a la possibilité non seulement de publier ses actes mais aussi d’exploiter l’attention ainsi attirée pour amplifier la terreur.
« Cette question est devenue plus présente et plus largement reconnue à cause des médias sociaux », a dit Madeleine Blair, responsable du Human Rights Channel à Witness, organisation qui forme des activistes à l’utilisation de la vidéo à des fins documentaires en matière d’abus des droits de l’homme, « mais même avant l’avènement de YouTube nous avons observé et rendu compte d’un certain nombre de tendances chez les auteurs de violences à enregistrer et à filmer leurs propres actes et à utiliser la vidéo comme tactique d’abus ».
Selon Blair, cette tendance pose un défi unique à ceux qui suivent et documentent les violations des droits de l’homme, y compris les journalistes. « D’une part, la vidéo révèle et documente l’abus et, de l’autre, elle perpétue cet abus ou aggrave le danger pour la victime », a-t-elle précisé.
La fréquence des vidéos prises par des auteurs de violences a soulevé des questions éthiques graves non seulement pour les journalistes et les structures médiatiques, mais même pour les entreprises technologiques qui accueillent les contenus. En septembre 2014, le Guardian a noté qu’une brigade de police britannique spéciale travaille désormais directement avec des sociétés comme Twitter et YouTube « pour bloquer et effacer environ 1,100 vidéos par semaine présentant des contenus macabres qui enfreindraient, selon cette brigade, les lois anti-terroristes du Royaume-Uni ».
Cette situation n’a pas manqué de soulever des questions sur la liberté d’expression en ligne et de savoir qui contrôle les contenus sur Internet. Twitter n’a pas divulgué ses pratiques en matière de démantèlements mais a déclaré publiquement : « Nous examinons tous les comptes dénoncés pour déterminer leur conformité à nos règles, lesquelles interdisent tout usage illicite et les menaces violentes ».
Pour Alves, les médias traditionnels doivent trouver l’équilibre entre l’intérêt public et la conscience que « l’information a été créée comme arme de propagande. » Étant donné que les vidéos violentes ne peuvent jamais être totalement supprimées, les médias traditionnels devraient assumer un rôle différent, non celui de gardiens de l’information mais plutôt celui d’ « instances de vérification », en fournissant contexte et perspective. « Nous sommes en train de passer d’un écosystème média-centrique vers un écosystème je-centrique », explique Alves. « Le média c’est la personne ».
Le rédacteur mexicain Ismael Bojórquez a dit que, suite à son expérience dans le Sinaloa, il conseille aux médias internationaux de ne pas répugner à montrer la violence explicite si elle est essentielle à l’histoire. Il a recommandé aux journalistes de « ne jamais [se] lier les mains ni de rester bouche cousue. C’est fatal pour le journalisme ».
Les nouvelles réalités demandent un changement fondamental dans la manière dont les journalistes et les consommateurs d’informations se positionnent par rapport à l’information, notamment une information diffusée par des forces violentes et extrêmes. Du temps où les médias avaient le monopole de l’information, les journalistes pouvaient choisir collectivement d’exclure certaines voix. Aujourd’hui, ce pouvoir n’est plus. Si les médias sociaux et les nouvelles technologies de l’information permettent à tous de prendre la parole, ils n’obligent pas tous les autres à écouter.
Joel Simon est directeur exécutif du Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Samantha Libby est chargée du plaidoyer du CPJ. La section sur la stratégie médiatique d’Al-Qaïda a été adaptée du livre de Simon The New Censorship: Inside the Global Battle for Media Freedom (Columbia University Press, 2015).